Le Codex Magas était le journal personnel d'un membre de Ceux qu'on ne voit pas. Au IXe siècle, la Viking Eivor rassembla des feuilles volantes qui avaient été dispersées dans toute l'Angleterre dans des bureaux abandonnés de Ceux qu'on ne voit pas. En rapportant les six pages à Hytham, Eivor put obtenir de Reda un document écrit en démotique par l'un des fondateurs de la Confrérie, Bayek.
Par une banale journée d'étude et d'entraînement, afin de nous changer de la routine habituelle, Maître Hakor a accueilli une visiteuse à notre bureau d'Alexandrie. C'était une femme à l'allure tendue et à l'expression stoïque, qui semblait être dans les dernières années de sa cinquième décennie. Elle est entrée dans la salle à pas légers et s'est assise à l'autre extrémité, où elle a attendu en silence que Maître Hakor nous fournisse une vague présentation de cette personne inconnue de nous. Tandis qu'il parlait, la femme ne le regarda pas un seul instant, préférant balayer du regard les acolytes assis devant elle, dont je faisais partie.
Lorsque Maître Hakor s'écarta enfin, la femme se leva et commença par énoncer une déclaration brutale :
« Si rien n'est vrai, cette assertion doit également être fausse… »
La femme laissa ses mots flotter dans l'air. Après un long silence plein de confusion, un acolyte du nom de Magas proposa une réponse :
« Le Crédo lui-même est une ironie. Il laisse entendre qu'il est impossible de scinder le monde en vérités et inexactitudes, en faits et fictions. »
« C'est vrai, répondit la femme, le monde se contente d'être. Il existe et nous ne sommes qu'une petite partie de sa totalité. »
« Mais exister, c'est être vrai, non ? Une chose qui existe est une chose que nous appelons un fait. »
« Exister est exister, répliqua la femme. Les vérités et les faits sont des évaluations. Des actes, pas des objets. »
Magas garda le silence et la femme poursuivit.
« Si tout est permis, qui accorde cette permission ? »
Il y eut un autre silence. Magas ouvrit la bouche, inspira, puis la referma sans proférer un son.
« C'est nous qui nous accordons cette permission, dit la femme. Nous sommes l'origine de notre propre fonction. »
Personne ne dit un mot tandis que la femme nous regardait. Elle ne semblait ni satisfaite, ni mécontente de notre silence. Puis elle se mit à arpenter la salle, lentement, se tournant pour observer notre mur caché avec une expression tenant à la fois de la nostalgie et de la satisfaction.
« Cette connaissance, poursuivit-elle, cette compréhension s'accompagne d'une liberté aussi grande que terrible. La liberté de s'élever ou de chuter, de vivre ou de mourir, de par votre propre volonté. C'est la raison pour laquelle notre Crédo est aussi tranchant qu'une épée. Il faut avoir ce paradoxe au plus profond du cœur. La réussite ou l'échec de notre Confrérie dépend de votre détermination à vivre dans le vide stérile de ce monde, comme si vous étiez perdus dans le Tartare, seuls et désespérés, mais porteurs de l'espoir qu'un jour, une porte s'ouvrira et laissera entrer la lumière. Et que vous sortirez, pas individuellement, mais avec tous vos frères et sœurs. »
La femme s'arrêta un instant pour effleurer de la main une colonne de pierre en piteux état. Elle sembla revivre un souvenir ancien ou à moitié oublié. Se reprenant, elle s'écarta et poursuivit.
« Parce que vos frères et sœurs ont été en permanence avec vous, à vos côtés, dans l'ombre. Vous avez marché silencieusement dans les ténèbres, mais vous n'avez jamais été seuls.
Mais pour voir la lumière finale, vous devez d'abord ressentir la perte, le néant, la souffrance. Et vous devez constamment agir en croyant que vous avez échoué, que vous échouerez encore, que vous devez toujours échouer. Telle est la voie de Ceux qu'on ne voit pas. Échouer mieux qu'auparavant. Nous errons dans les ténèbres, cherchant sans relâche la lumière. »
Puis elle s'interrompit et prit une grande inspiration.
« Mais je dois à présent me contredire. Car si la nature de la réalité est vide et impossible à connaître, la nature de notre tâche ne l'est pas. Et pour que cette Confrérie réussisse, nous devons disposer de préceptes selon lesquels nous pouvons évaluer nos succès. Des règles dures, froides. Des vérités envers lesquelles nous devons prêter serment. »
Un murmure sourd parcourut les acolytes rassemblés, qui comprenaient ce qui était en train de se produire. La codification finale, dont la rumeur circulait depuis longtemps, arrivait sur nous. La femme reprit la parole, avec plus de gravité qu'auparavant.
« Depuis le crépuscule des Ptolémaïques, Ceux qu'on ne voit pas servent pour briser les fers artificiels que l'homme impose à l'homme. Et nous l'avons fait en cohérence avec notre Crédo, même si cela a souvent semé la confusion et le chaos. Nous avons ainsi établi un ensemble de trois préceptes, issus d'une pratique et d'une mise en œuvre rigoureuses, afin de nous guider vers de plus grands succès. »
« Premièrement, commença-t-elle, Tu te cacheras au cœur de la foule, afin que tes succès soient visibles de tous, mais rapidement et sans avertissement.
Deuxièmement, Tu ne mettras jamais en danger la Confrérie. Sois réfléchi en actes comme en paroles, car c'est le seul moyen de nous protéger des influences extérieures et de conserver la pureté de nos raisons d'agir.
Et troisièmement, Ta lame épargnera la chair de l'innocent. Seuls ceux qui portent le mal dans leur cœur méritent de répondre de leur cruauté. Ceux qui font le mal à leur insu et ceux qui sont emportés par le flot ne méritent pas d'être transpercés par nos armes.
Telle est la loi de Ceux qu'on ne voit pas. Trois préceptes, joints au Crédo, définissant notre chemin. Rien qu'eux, rien d'autre. Nous encombrer d'autres règles ne ferait que diluer notre détermination. »
C'est alors que Magas reprit la parole, avec plus d'ardeur : « Mais si rien n'est vrai, comment pouvons-nous justifier de telles restrictions ? Ne devrions-nous pas être libres d'atteindre notre objectif de la manière qui nous paraît la plus adaptée ? »
« Tu vois en cela une ironie fatale ? », demanda la femme.
« Je m'étonne simplement de cette contradiction, répondit Magas. De quelle autorité proviennent ces préceptes ? »
« Nous sommes Ceux qu'on ne voit pas, un titre que nous nous sommes attribué par nous-mêmes. De même que nous nous sommes donné un but : la libération physique et spirituelle du genre humain. Nous nous sommes créé ces ambitions. Par conséquent, pour les atteindre, nous avons besoin de lois pour nous guider. Il n'y a aucune magie dans ces mots, aucun appel à une autorité supérieure. Nous les appliquons seulement parce qu'ils nous aident à atteindre ce que nous avons défini. Ces règles nous permettent de continuer notre œuvre. L'efficacité de chaque précepte doit être estimée selon les résultats de sa mise en œuvre. »
Elle resta un instant silencieuse et posa les yeux sur Maître Hakor avant de nous regarder de nouveau.
« Que ceci soit retenu et noté : il s'agit des conclusions du dernier synode de Ceux qu'on ne voit pas. Il n'y en aura pas d'autre. Aujourd'hui, l'ombre s'abat pour le reste des temps, afin de nous dissimuler toujours davantage. Notre œuvre se poursuivra exclusivement dans l'obscurité.
À compter de ce jour, agissez en silence. Taisez vos noms et ceux de vos parents et amis. Sinon, vous les mettriez en péril sans raison. Ne convoitez ni reconnaissance, ni gloire, ni récompense à votre devoir. Ne cherchez que la lumière, quelque vacillante qu'elle puisse paraître à l'horizon. »
La femme s'interrompit et eut un timide sourire. Pour la première fois depuis son arrivée, elle semblait satisfaite.
« Tous ensemble, nous formons Ceux qu'on ne voit pas, à jamais rassemblés dans notre solitude. Puisse-t-il toujours en être ainsi. »
Elle se tut, eut un léger hochement de tête et se dirigea vers la sortie, au fond de la salle, sans que ses pas émettent un seul bruit. La salle demeura plongée dans le silence jusqu'à ce que Maître Hakor le rompe en nous rappelant nos études de l'après-midi. Le thème du jour était Euclide, et les acolytes se mirent au travail dans un bruissement de rouleaux.
Quelques heures plus tard, je me retrouvai dans le jardin bordant le tombeau d'Alexandre Rex, me régalant d'un bol de dattes, réfléchissant aux leçons du jour et songeant à la femme qui nous avait tant donné à penser. J'étais tellement plongé dans mes pensées que je ne remarquai pas l'arrivée de Magas, qui me fit sursauter en posant la main sur mon épaule.
« Quelle journée, n'est-ce pas ? dit-il, plein d'excitation. Recevoir la visite d'un tel personnage… »
Prenant à tort mon expression interloquée pour un reproche, Magas tendit les mains devant lui.
« Je sais, je sais, dit-il. La gloire et la reconnaissance sont mal vues. L'anonymat est notre arme. Mais autorise-moi cet instant de jubilation. Rencontrer l'une de nos fondateurs, et en particulier celle qui a fait chuter les Ptolémées… c'est un moment unique. »
« L'une des fondateurs, répétai-je. De Ceux qu'on ne voit pas ? Elle ? »
« Oh oui, dit Magas. Les vivants ne connaissent plus son véritable nom, et il en va de même pour tous les premiers membres de Ceux qu'on ne voit pas. Cela témoigne de leur dévouement, j'imagine ! Mais une femme aussi marquée par l'histoire ne peut vivre de manière invisible dans son époque. Elle a vu le sang de César, les larmes de Cléopâtre et la colère de l'empereur Auguste ! »
Magas se pencha vers moi, afin qu'entouré seulement de papillons et d'abeilles, je puisse l'entendre.
« Elle me tuerait si elle savait que j'ai prononcé son nom, mais je vais le dire ! On l'appelait Amunet, il y a longtemps. Et aujourd'hui, pendant quelques instants, elle n'a plus vécu dans les souvenirs, mais en chair et en os. Quant aux autres, ils ont disparu… et en sont heureux, je crois. »
Lettre sur papyrus dont l'encre a pâli.
Un avertissement, mon amour. |
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